Typologies [3] : Ouvertures hermétiques

Troisième épisode de notre haletant feuilleton typographique…, le texte intégral ci-dedans…

Résumé des épisodes précédents

Résumer est-il bien raisonnable ? Lucrèce ancrait son atomisme dans une analogie avec les lettres et revendiquait une irréductible liberté, il s’appuyait sur la mobilité des lettres, sans trop préciser les questions de forme ; à la Renaissance, Geoffroy Tory s’efforce quant à lui de fourbir les formes parfaites de l’écriture. Et comme rien n’est parfait sans Raison, il s’aventure dans une entreprise très élaborée et un rien hermétique de construction des lettres (certains diront fumeuse, mais hermétique à son sens, qui nous vient d’Hermès, et que l’on retrouve par exemple dans l’Alchimie, une philosophie que Tory connaît bien). Tout part d’un rêve, prétend-il. Ça c’est typique hermétique. Pour honorer une promesse faite précédemment, nous devons, avant de poursuivre notre chemin en typologies, demeurer un temps encore au chevet de Geoffroy pour écouter ce que ce dormeur éveillé tente de « révéler ». Nous sommes dans le livre II du Champfleury.

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De l’origine à la règle

Insatisfait des recherches formelles de Pacioli, de Vinci et Dürer – rien que ça – Tory exige de poser des principes solides en amont de toute forme. Ce n’est donc pas pour des raisons entièrement plastiques qu’il les critique. D’ailleurs il reconnaît à Dürer d’avoir trouvé de bonnes choses pour certaines lettres, mais il manquerait à ce dernier la certitude d’avoir tout bon. Donc Tory, qui travaille bien, lui, cherche d’abord l’Origine. Il la trouve dans ce qu’il appelle la lettre Attique, la plus pure des antiques, grecque de chez grecque. « Historiquement », il remonte à la brave vache Io. I et O. droite et courbe, et donc règle et compas, mais aussi verge et vase, masculin et féminin féconds, dont toutes les formes seront la descendance. Voici donc le point d’origine posé. Mais cela ne suffit pas. Car les formes qui sont l’objet de sa quête ne sont pas n’importe quelles formes. Il l’a dit dès le début. Ces formes-là font l’écriture, monsieur. L’Écriture doit être à la hauteur de la divinité, et par reflet… de l’humanité. Véhicule de LA Vérité, de LA Parole et de LA Raison. « Art et Science de la due et vraie proportion… » dit le titre. Et ces mots-là, on ne les emploie pas à la légère, à l’époque. Pas d’écriture sans humanité, pas d’humanité sans écriture, rien sans Dieu. Écrit, humain, chacun est condition de l’achèvement et de la vie de l’autre. Le tracé des lettres va donc s’organiser sur la figure humaine (temps 1) et l’homme dit « scientifique » sera réciproquement animé des lettres qui l’organisent (temps 2) pour son plus grand bonheur si ce n’est pas carrément l’extase (temps 3).

Compter en s’amusant

Bon, revenons à nos moutons (nos vaches en l’occurrence). Tory désire établir l’harmonie entre ces formes hétérogènes que sont les diverses lettres (capitales). Personne n’y étant parvenu, il va donc, en toute systématique, construire un module régulateur valable pour le tracé de toutes ces lettres. Une matrice. Il élabore une grille divisible en 10 lignes et 10 colonnes. Et pourquoi 10 x 10 me direz-vous. Malheureux ! cette question va vous coûter une page de lecture de plus… Tory construit évidemment sa grille à la mesure et sur les proportions… de l’homme. Il s’inspire du fameux « homme de Vitruve » de de Vinci. Pour construire sa grille. Sauf que si on part vérifier chez de Vinci (qui, lui, comme par hasard, écrit à l’envers pour simplifier les choses – ils sont vraiment coquins à l’époque) : « Le pied est un septième de l’homme. ». Donc : pas 10. Reprenons depuis le début (mais non, je plaisante) : Tory a un secret à nous transmettre (avec le rêve, le secret est un autre mode de transmission hermétique). Ce secret nous vient bien entendu des anciens. Il s’agit d’Hésiode et surtout de Virgile. Ce petit passage par Rome permet à Tory victorieux de sortir de son chapeau le flageol (flûte) de Virgile. Long comme un I (oui, je vois) et rond comme un O (ah oui, si on prend sa section, d’accord), c’est de lui que l’harmonie viendra, I et O à la fois. Le flageol en question a entre sept et dix trous. Et 10 c’est mieux. C’est rond, c’est pair, et ça ressemble à IO. Tory nous joue du pipo, il le dit carrément, mais ce qui compte c’est que rien ne se fait sans raison. Le tour est joué. Une grille n’a de sens que si… elle a du sens !

Le I d’abord. Tory le construit en hommage aux muses (Uranie [céleste], Calliope [bien disante], Polymnie [aux hymnes], Melpomène [tragédienne], Clio [qui célèbre], Erato [aimable], Terpsichore [danseuse de charme], Euterpe [réjouissante] et Thalie [florissante]), il faut reconnaître que c’est inspirant pour un garçon, surtout avec un peu d’imagination. Mais ça fait… neuf. Alors Tory les couronne avec Apollon, qui est leur patron et le dieu de la musique et de la poésie. Le I dans son module de 10 vient donc avec Apollon et les ambassadrices des dieux auprès des poètes et artistes que sont les muses.

Pour le O, il n’y a de la place qu’à l’intérieur, dans le cercle, soit pour huit. Tory convoque donc les 7 arts libéraux (musique, astronomie, arithmétique, géométrie, rhétorique, dialectique et grammaire). Les arts libéraux visent la connaissance du vrai (à la différence des beaux arts qui visent la contemplation du beau et des arts serviles qui transforment la matière). Ils sont l’essentiel de l’enseignement de l’honnête homme à l’époque de Geoffroy. Mais ça nous fait 7. Il ajoute donc Apollon, représentant ici la raison pour arriver au compte, et voilà ! Puis il montre que la proportion des lettres correspond à celle de homme, et même à celle du visage humain. Toutes les lettres coulent de cette source. Un cercle, un carré, une grille de 10 x 10 vont permettre de réguler le tracé et les proportions de chaque lettre dans le livre suivant du Champ Fleury. Mais avant de dessiner. Il faudra encore… compter.

En ayant invoqué les neuf muses, les sept arts libéraux, ça lui fait seize. Il serait dommage de ne pas pousser jusqu’à vingt-trois. L’alphabet comptant 23 lettres (pas de J ni de U ni de W). Il convoque, pour faire bon compte, les quatre vertus cardinales (justice, courage, prudence et tempérance) et trois des grâces (il choisit Pasithée [onirique], Aglaé [splendeur] et Euphrosyne [allégresse]). Je note au passage que Tory est un vrai et pur « renaissant » qui aurait pu préférer les trois vertus théologales (foi, charité et espérance) mais s’est abstenu de christianiser son affaire. C’est important, il reste antique.

Nous avons donc dans une main, vingt et trois lettres, dans l’autre les muses, les arts libéraux, les vertus et les grâces. En résumé : Art, science, vertu et gloire. Tout pour être heureux, non ? Il reste à organiser tout ça. Mais l’essentiel est fait car la préoccupation de ce monsieur est autant éthique qu’esthétique. « Belle et bonne science ». La lettre se construit sur l’homme, parce que l’homme, être de langage, s’organise en lettres. Deux figures symétriques.

L’homme-lettre et ses organes

Nous avions laissé « l’homme-lettre » debout. Le masculin et le féminin en chacun de ses pieds, et nous étions arrêtés là, pour ne pas nous noyer. Mais en réalité, ce que nous retrouvons, c’est une cartographie précise et alphabétique des organes vitaux, faisant correspondre à chacun d’eux une lettre de l’alphabet. Car attacher le tracé des lettres à une grille, fut-elle proportionnée à l’être humain, n’est évidemment pas suffisant. La lettre est bien plus intimement mêlée à l’humanité. D’ailleurs Tory écrit : « [les lettres] ne sont pas logées en leur ordre abécédaire [qui n’en est pas un] qu’on tient communément, mais tout à mon escient [je] les ai mises et appliquées selon ma petite philosophie pour bailler [donner] à connaître que leur nature et vertu veut qu’elles soient mêlées les unes avec les autres. » Et comment ? les muses s’occupent des orifices d’échange, les arts des organes centraux, les vertus des extrémités, les grâces des articulations au tronc. Voici en résumé les 23 lettres « ancrées » dans l’humanité en un portrait de l’homme-lettre devenu « homme scientifique » dans lequel je me suis tout de même permis de mettre un peu d’ordre pour le rendre plus intelligibles aux malades de rationalité moderne que nous sommes. [figure possible de l’homme scientifique]

Les muses : les orifices d’échange, B, Uranie, l’œil droit C, Calliope, l’œil gauche D, Polymnie, l’oreille droite F, Melpomène, l’oreille gauche G, Clio, la narine droite K, Erato, la narine gauche P, Terpsichore, la bouche Q, Euterpe, l’anus T, Thalia, l’urètre

Les arts libéraux : les organes vitaux (Les sept semi vocales) L, musique, le cerveau M, astronomie, le poumon N, arithmétique, le foie R, géométrie, le cœur S, rhétorique, la rate X, dialectique, le nombril Z, grammaire, le pubis

Quatre Vertus cardinales aux extrémités (les vocales) A, Justice, la main droite E, courage, la main gauche I, prudence, le pied droit O, tempérance, le pied gauche

Et trois grâces au articulations avec le tronc V, Pasithée, l’épaule droite Y, Aglaé, l’épaule gauche H, Euphrosyne, le croupion

C’est cette « petite philosophie » qu’il développe ensuite, justifiant ses choix lettre par lettre. Le temps nous manque pour l’aborder ici, tout est dans le texte de Tory, et la symbolique du corps pourrait faire l’objet de longs développements. Nous ne sommes pas alchimistes mais typographes.

Conclusion : le rameau d’or.

De belles formes vont pouvoir émerger, au livre III (que nous n’aborderons pas), parce que, et seulement parce qu’elles sont équilibrées, c’est à dire appuyées sur une idée de la justice, de l’harmonie. Tory devait pour cela divulguer de petits secrets, venus des anciens. Son approche renaissante de l’hermétisme lui permet de dépasser la tradition du « Celui qui parle ne sait pas ; celui qui sait ne parle pas. » et de proposer en bon français (ce qui est très important) un accès direct au beau et au vrai appuyé sur les anciens. Au fond, on dirait aujourd’hui que c’est un grand démocrate.

Le livre II s’achève sur un hymne joyeux et animé par la certitude que l’on peut manipuler les signes dans l’harmonie et la science. Tory dessine le rameau d’or, feuillu et fertile de tant de lettres quand la branche d’ignorance n’est plus qu’un bois mort. Alors, alors, me direz-vous, au final, c’est ça le « Champ fleury » ? Oui, l’écriture, c’est le paradis à la portée de l’homme. Pas pour demain, pas pour jamais, mais pour ici et maintenant. La bonne, la vraie écriture s’entend. Pas celle, fautive, des ignares, ni celle, ronflante et stérile, des scolastiques que Rabelais dénonce grosso-modo au même moment. L’écriture renaissante d’une langue, le Français, qui saurait s’équilibrer dans ses ambitions, ses formes et ses références. Tory manifeste là un idéalisme humaniste très puissant. Une utopie qui prend pour objet non pas l’organisation d’une cité idéale (comme l’ont fait tous les utopistes), mais, si le langage est essentiellement lié à l’humanité, son écriture. Car c’est bien l’écriture que l’homme habite. Son entreprise sera-t-elle couronnée du succès sur lequel il fonde tous ses espoirs pour améliorer la condition de ses contemporains ? Rien n’est moins sûr, c’est ce que nous verrons au prochain épisode avec un autre auteur, grand typographe, qui donne lui, directement la parole… à Madame la typographie elle-même…